ROMANO-GERMANIQUES (DROITS)

ROMANO-GERMANIQUES (DROITS)
ROMANO-GERMANIQUES (DROITS)

Parmi les différentes familles dans lesquelles on peut grouper les droits du monde contemporain, la famille des droits romano-germaniques possède une importance considérable. Elle rassemble tous les droits de l’Europe continentale et de l’Amérique latine (à l’exception des pays à régime d’inspiration marxiste), ceux de l’Afrique francophone et de Madagascar, des pays arabes et de l’Iran, également ceux du Japon, de l’Indonésie et de l’Indochine (sous certaines réserves concernant des domaines où continue à s’appliquer le droit musulman ou un droit coutumier traditionnel autochtone). À cette famille appartient par conséquent le droit français, qui en est le type le plus connu et le plus imité dans le monde.

L’existence de la famille de droits romano-germaniques n’a été reconnue qu’à une époque toute récente. Avant la Seconde Guerre mondiale les membres de cette famille n’ont pas eu conscience de leur parenté: ils voyaient plutôt ce qui opposait les uns aux autres, droit français et droit allemand ou droits scandinaves ou, dans une autre optique, droits latins et droits germaniques. La raison en est que les comparatistes ont généralement pris pour objet de leur comparaison les seuls droits du continent européen; ce faisant, ils ont tout naturellement été amenés à donner de l’importance à des différences qui, en réalité, sont secondaires par rapport à la ressemblance existant entre ces droits. Les juristes anglais, qui ont un droit tout différent, ont toujours été conscients de l’unité profonde qui existe entre les droits du continent européen; à la common law d’Angleterre ils ont constamment opposé un concept de «droit continental» (appelé aussi par eux «droit civil»), qui englobait tant le droit allemand ou les droits nordiques que le droit français et, naguère, les droits des pays de l’Europe centrale et orientale.

L’appellation «droit continental» n’est pas usitée en dehors d’Angleterre; on parle plutôt de «droits romanistes» ou de famille « romano-germanique». Ces deux dénominations ont le mérite d’exprimer ce sur quoi est fondée l’unité existant entre ces droits; leur structure, le mode de raisonnement de leurs juristes sont, dans une très large mesure, le résultat d’un travail scientifique accompli à partir du droit romain et (pour certaines matières spéciales) du droit canonique.

1. Histoire des droits romanistes

Les universités ont pris pour base de leur enseignement à travers les siècles, pour ce qui concerne le droit romain, des compilations effectuées au VIe siècle de notre ère sur l’ordre de l’empereur Justinien. Ces compilations, appelées depuis le XVIe siècle Corpus juris civilis , comportent un manuel de droit (les Institutes ), un important recueil de citations extraites des œuvres de jurisconsultes plus anciens (le Digeste , appelé aussi Pandectes ), des lois impériales (Constitutions ) groupées dans un Code (Code de Justinien) et dans une partie complémentaire (les Novelles ). Pour ce qui concerne le droit canonique, on a pris en considération une compilation parallèle, le Corpus juris canonici , lequel est constitué d’une part par une œuvre doctrinale du XIIe siècle, le Décret de Gratien , et, d’autre part, par diverses collections de décrétales des papes (Décrétales de Grégoire IX , Sexte de Boniface VIII , Extravagantes communes et Extravagantes de Jean XXII ).

Le droit enseigné dans les universités s’est profondément transformé, au cours des siècles, par rapport au droit de Justinien. Après une première période, celle des glossateurs, où l’on s’est borné à expliquer et à commenter les textes du Digeste , une deuxième école, celle des postglossateurs, s’est employée dans les universités à moderniser le droit romain; on a regroupé de façon ordonnée des règles qui étaient présentées dans les compilations romaines sans esprit de système; on a d’autre part éliminé des règles archaïques et, par différentes techniques, adapté le droit romain aux idées et aux besoins de la société nouvelle. La science du droit a progressé dans les universités, selon une formule célèbre, «par le droit romain, au-delà du droit romain», et c’est un droit tout différent qui, en fait, a été par suite enseigné.

En dehors de toute injonction à eux faite par les souverains, les juges, dans les pays du continent européen, sont venus à tenir un grand compte du droit modèle enseigné par les universités. Les coutumes qu’ils devaient en principe appliquer étaient faites pour des communautés restreintes, pratiquant un mode de vie exclusivement rural. Elles étaient, d’autre part, innombrables, et leur contenu était souvent difficile à établir. Face à ces coutumes, le droit prôné par les universités apparaissait comme un droit de progrès, dépassant les cadres régionaux, facile à connaître, apte à donner une solution à toutes les questions nouvelles que posait le développement de la société. Le succès de ce droit a été assuré le jour où, sur un modèle fourni par le droit canonique, on a substitué dans les divers États une procédure nouvelle aux procédures archaïques qui s’étaient maintenues depuis le haut Moyen Âge. Quand on a résolu d’appliquer un système de preuves rationnel, et lorsque la procédure est devenue essentiellement écrite, le rôle du juge a changé; il n’a plus été seulement le personnage chargé de diriger la procédure (Richter ), il a été appelé à dire quel était le droit et à rendre lui-même les jugements, à la place des assemblées ou des notables (scabini , échevins , Schöffen ) de l’époque antérieure. De plus en plus, les procès sont venus à être ainsi jugés par des juristes formés dans les universités, qui souvent (en Italie et en Allemagne notamment) ne connaissaient pas les coutumes locales. La pratique s’est répandue de l’envoi du dossier de l’affaire à une université en Allemagne, ou celle de juges itinérants engagés par les cités en Italie; les litiges étaient ainsi résolus par des juges pour lesquels les coutumes représentaient la stagnation, le droit enseigné dans les universités étant le progrès.

Une attitude différente a prévalu dans les divers pays de l’Europe. En Italie, dans l’Europe, au Portugal, en Catalogne, les juges ont considéré que ce droit était le droit commun de la chrétienté (jus commune , Gemeinrecht ) et qu’ils devaient donc en principe l’appliquer, sauf preuve d’une règle coutumière ou législative contraire; on parle alors d’une «réception» du droit romain, laquelle a eu lieu dans l’Empire au XVIe siècle. Ailleurs, notamment en France et en Castille, on n’a pas reconnu de même façon au droit romain un caractère contraignant, mais on l’a considéré comme étant l’expression même de la raison (ratio scripta ), et les juges y ont fréquemment eu recours pour justifier leurs décisions quand il leur est apparu que celles-ci ne pouvaient pas être fondées sur la coutume.

2. La codification

L’évolution ne s’est pas arrêtée là. Au siècle des Lumières, un courant doctrinal puissant – l’école du droit naturel – a demandé que l’on mette fin à la diversité et à la barbarie des coutumes, en établissant dans toutes les nations un droit conforme à la raison et à l’ordre même de la nature. La technique recommandée à cette fin fut la codification qui, après diverses tentatives faites ici et là, fut réalisée en France, sur une vaste échelle, sous le Consulat et sous l’Empire. À l’image de la France, les différentes nations ont adhéré, au cours du XIXe siècle, à cette formule de la codification, qui est à présent regardée comme une des caractéristiques des droits de la famille romano-germanique, malgré son établissement assez récent.

La codification a eu, et elle conserve, de grands mérites. Elle a permis, lorsqu’elle est intervenue, de renouveler les solutions du droit, dans la mesure où la chose paraissait opportune, et de l’unifier au sein de chaque nation; elle a permis aussi de simplifier la recherche en matière juridique en présentant les règles selon un ordre systématique facile à comprendre et en privant de valeur les règles qui n’avaient pas été retenues par le codificateur. Cette simplification a favorisé l’expansion des droits romanistes dans le monde; de nombreux pays extra-européens, désireux de s’occidentaliser, ont modernisé leurs droits, au moins dans certaines de leurs branches, en adoptant des codes étroitement inspirés des codes du continent européen.

En regard de ces avantages, la codification a eu cependant deux conséquences fâcheuses.

En premier lieu, elle a détruit, au moins pour un temps, le sentiment d’unité qui existait parmi les juristes de l’Europe. Au lieu d’enseigner «le droit», on a désormais enseigné, dans les universités de chaque pays, «le droit national». La science juridique s’est mise au service des praticiens, et elle a renoncé à assumer la mission qu’elle avait jusqu’alors définie comme étant la sienne, à savoir de proposer aux juristes un modèle pour une organisation juste de la société. L’on tend à revenir pourtant, de nos jours, à la tradition, par un élargissement des programmes des universités, et grâce, en particulier, au développement des études de droit comparé.

En second lieu, la codification, étant dans les divers pays l’œuvre du législateur, a conduit à une transformation des idées concernant les rapports entre le droit et la loi. La loi, jusqu’alors, n’avait eu qu’un rôle modeste; le législateur apportait de simples retouches, des adjonctions, des aménagements à un droit qui existait en dehors de lui et qui lui était jugé, dans son principe, supérieur. La codification, elle, représente une œuvre compréhensive de réforme; le législateur y considère le droit dans son ensemble pour dire ce que, à l’avenir, il doit être. L’idée qui préside à la codification semble bien avoir été d’exposer, systématiquement, les règles d’un droit rationnel et empreint de justice, devant lequel le législateur n’avait qu’à s’incliner. On n’a pas entendu consacrer la toute-puissance du législateur; on n’en a pas moins créé l’apparence que le droit se confondait avec la volonté du législateur; les marxistes reprendront cette idée et, la poussant à l’extrême, ils professeront que le droit exprime la volonté de la classe dominante, et qu’il est un simple aspect de la politique. De nombreux juristes non marxistes, dans les pays de la famille romano-germanique, partageant cette vue, en concluront que le juriste n’a, comme tel, à se préoccuper ni de morale ni de justice. La manière dont les lois sont appliquées, cependant, ne doit pas être perdue de vue; sous le couvert d’une prétendue interprétation, de larges possibilités demeurent ouvertes aux juges et aux juristes pour participer à l’œuvre de création et de transformation du droit. Le «positivisme» trouve dans cette circonstance des limites. La loi peut bien jouer un rôle fondamental dans la société moderne; le droit ne se confond pas pour autant, dans les pays de la famille romano-germanique, avec la volonté du législateur.

3. Différences entre les droits

Entre les droits multiples qui se rangent dans la famille romano-germanique, il existe de très nombreuses, et parfois très importantes, différences lorsque l’on considère le contenu des règles qu’ils comportent et le type de société qu’ils s’appliquent à constituer. On peut, dans les États adhérant à cette famille, observer la coexistence de régimes politiques très divers, des États fédéraux et des États unitaires, des économies dirigistes et des économies libérales, des structures administratives parfaitement différentes les unes des autres. En rapport avec ces différences, ou indépendamment d’elles, des règles d’une grande variété peuvent également être admises ici et là dans le domaine du droit privé.

Peut-on, dans ces conditions, parler d’une famille romano-germanique? Soucieux d’affirmer l’originalité du système social qu’ils s’efforcent de bâtir, les juristes des pays européens où prévaut la doctrine marxiste-léniniste n’acceptent pas que leurs droits soient rangés dans la famille romano-germanique. Ils en diffèrent si fondamentalement quant à leur philosophie et à leurs visées, disent-ils, qu’on ne peut sans leur faire injure les ranger dans la même famille que des droits demeurés «bourgeois».

Les comparatistes se sont résignés à enregistrer cette volonté de sécession. Peut-être existe-t-il en effet une limite au-delà de laquelle la diversité des conceptions professées quant à la justice empêche de classer deux droits dans la même famille. Ce n’est pas néanmoins, en règle générale, aux aspirations fondamentales du droit qu’on peut s’attacher pour grouper les droits en familles. Le droit français et les autres droits du continent européen se sont profondément transformés au cours des siècles, plus particulièrement depuis deux cents ans, et la notion de famille des droits romanistes s’est prêtée à ces transformations. Parmi les droits rassemblés dans la famille romano-germanique, une ressemblance peut, en ce qui concerne les solutions de fond, exister dans certaines matières ou entre certains pays, mais cette ressemblance n’est jamais complète et elle fait fréquemment défaut. C’est sur un autre plan, de nature plus formelle, qu’il faut se placer pour découvrir la parenté entre ces droits.

4. Structure des droits

Œuvres des universités, la famille romano-germanique tire son unité de la science juridique. Le facteur fondamental de cette unité est constitué par la structure qui est donnée au droit, et, notamment, par la manière dont les règles de droit sont exprimées et sont classées.

Pour exprimer les règles du droit, on fait, dans les différents pays, appel aux mêmes concepts; on emploie le même vocabulaire, et ce fait permet aux juristes de se comprendre, même si les règles ne sont pas, quant au fond, les mêmes. L’intercommunication est d’autant plus aisée que, au-dessus des concepts, les divisions du droit sont les mêmes. Partout on retrouve la distinction du droit public et du droit privé, les catégories du droit civil, du droit administratif, du droit du travail; le droit civil se divise lui-même en droit des personnes, droit de la famille, droit des obligations, droit des biens, droit des successions; le droit administratif traite des structures administratives, de la fonction publique, du domaine public, des contrats administratifs, de la responsabilité de l’État, du contentieux administratif. Il y a partout des contrats et des délits civils, des juridictions de droit commun et des juridictions d’exception des sociétés de personnes et des sociétés de capitaux, des établissements publics et des marchés de travaux publics.

La concordance, naturellement, n’est pas parfaite. L’école des pandectistes, qui a dominé la science juridique allemande au XIXe siècle, s’est écartée du modèle français en groupant certaines règles, au début du Code civil allemand, dans une Partie générale . Cette innovation n’a pas été admise par l’ensemble des pays de tradition romaniste. La matière des conflits de lois (droit international privé) est tantôt traitée et tantôt non traitée dans les codes civils. De même que dans les catégories du droit, il peut y avoir des différences entre les concepts auxquels on a recours; la notion allemande d’enrichissement injuste est différente de la notion française, une procédure d’injonction peut exister en Belgique qui n’existe pas en France, la notion de recours pour excès de pouvoir peut être conçue différemment ici et là. On ne saurait nier ces différences; elles n’affectent pas d’une manière fondamentale l’unité du système; elles peuvent cependant prendre de l’importance, et risquent de ruiner l’unité des droits romanistes. C’est ce qui s’est produit en ce qui concerne les droits «socialistes». Les autres droits de la famille romano-germanique demeurent apparentés, en dépit de différences que le rôle du droit comparé est toujours d’expliquer, éventuellement d’éliminer.

La codification peut être ainsi considérée: dans tous les pays qui bénéficient d’un droit relevant de la famille romaniste, on rencontre aujourd’hui des codes; suivant l’exemple français, on a, de façon très générale, promulgué cinq codes: Code civil, Code de commerce, Code pénal, Code de procédure civile et Code de procédure pénale. Certaines variantes sont toutefois à noter.

La Suisse, pour des raisons d’ordre constitutionnel, a publié un Code des obligations (civiles et commerciales) avant de se donner un Code civil, de sorte que dans ce pays, il n’y a pas de Code de commerce. Dans certains pays, d’autre part, la distinction même de droit civil et de droit commercial a été mise en question; après la province de Québec, l’Italie a englobé les matières commerciales dans son nouveau Code civil (1942); les Pays-Bas s’apprêtent à faire de même. La Belgique a, dans son Code judiciaire récent (1965), élargi le domaine couvert par les codes de procédure civile de type classique. Plus importante est la variante des pays nordiques: les Suédois et les Finlandais ont conservé, en la forme, un Code unique, publié en 1734, qui est divisé en neuf parties; les Danois, les Norvégiens et les Islandais, de leur côté, n’ont pas à proprement parler de Code, mais seulement une série de grandes lois très compréhensives, couvrant les différentes matières du droit privé, du droit pénal et de procédure. Il convient de signaler encore que, dans les pays de l’Afrique francophone, le droit de la famille est réglé, en dehors du Code civil, par les coutumes que l’on s’efforce en divers pays de réformer, d’unifier, ou du moins de clarifier en les codifiant.

Toutes ces différences méritent d’être notées. On peut aussi s’attacher à les faire disparaître, mais il ne faut pas en exagérer la portée. La codification n’est qu’un phénomène assez récent dans la longue histoire du droit romano-germanique. Elle ne couvre pas, d’autre part, le domaine entier du droit. Il n’existe en aucun pays, par exemple, le Code général couvrant le droit administratif (le Code administratif portugais n’a trait qu’à l’administration locale, et le Sénégal n’a codifié que la matière des contrats administratifs), néanmoins on s’accorde à considérer que la parenté existant entre les droits romanistes se manifeste dans ce domaine comme dans celui du droit privé. Les codes attestent donc la parenté des droits, mais il ne l’ont pas créée, et l’on peut dire que leur existence même en est, plus que la cause, le produit.

5. Sources du droit

Indépendamment de la structure des différents droits, un facteur très important d’unité est constitué par l’identité des conceptions touchant les sources du droit.

Le rôle du législateur

Les juristes des divers pays de la famille romano-germanique mettent au premier plan, parmi ces sources, la loi. La chose est bien connue; cette affirmation est presque un lieu commun. On en comprend pourtant mal le sens, souvent, et il est utile d’en préciser la portée. L’essentiel est que, par l’effet du travail auquel les juristes se sont livrés pendant des siècles, les droits romanistes se sont écartés de la casuistique primitive. Une théorie nouvelle des sources du droit a été mise en œuvre ainsi qu’une méthode nouvelle d’application. Il apparaît comme normal que la règle du droit, recherchée jadis dans les textes romains, ait été formulée hier par la doctrine, et le soit aujourd’hui par le législateur; de ce fait elle s’élève inévitablement à un niveau de généralité supérieur à celui qu’elle aurait si elle était formulée par les juges. La méthode des juristes est dans ces conditions devenue une méthode d’interprétation , en place de la méthode des distinctions qui prévaut dans les pays où le droit est de formation jurisprudentielle.

Il faut néanmoins se garder d’exagérer le rôle du législateur et de penser qu’il est exclusif. On a été tenté de le faire au lendemain de la codification. En présence des textes, très compréhensifs, qui venaient d’être promulgués par le souverain dans les divers pays, on a été enclin à confondre le droit et la loi , et à voir dans cette dernière la source exclusive du droit. Cette manière de voir, qui paraissait en accord avec la conception de la démocratie alors en vogue, a triomphé en France au XIXe siècle avec l’école de l’exégèse, et elle domine aujourd’hui encore la théorie dans les pays à régime d’inspiration marxiste. La jurisprudence des tribunaux, cependant, ne s’y est jamais ralliée, et aujourd’hui, en Allemagne fédérale comme en France, on est revenu à des manières de voir plus conformes à la tradition.

Jurisprudence et doctrine

La loi – Corpus juris civilis jadis, codes à notre époque – précise de nombreuses solutions, et elle fournit aux juristes la base même de leur raisonnement; jurisprudence et doctrine n’en conservent pas moins un rôle qui, en maintes circonstances, pourra être de premier ordre. Il en est ainsi pour deux raisons. Il arrive en premier lieu, en nombre de cas, que le législateur s’exprime, de propos délibéré, en des termes généraux qui laissent à l’interprète un large pouvoir d’appréciation. Il parle de faute ou de préjudice, de bonne foi, de circonstances atténuantes, d’état de nécessité ou de détournement de pouvoir, et laisse l’interprète déterminer, en fonction de la situation de fait, le sens qu’il convient d’assigner à ces notions; d’autres fois même, allant plus loin, il confère à l’interprète des pouvoirs d’équité et l’invite à appliquer la solution que, dans l’espèce, il estimera la plus juste. Sous le couvert de telles formules, doctrine et jurisprudence peuvent, en fait, jouer un rôle important dans l’évolution du droit; il suffit de mentionner la manière dont est conçue aujourd’hui, en France, l’«injure grave» qui permet à un époux d’obtenir le divorce.

En dehors même du cas où le législateur a voulu conférer à l’interprète un certain pouvoir d’appréciation, il convient en second lieu de considérer que le processus d’interprétation, nécessaire pour l’application des règles formulées par le législateur, n’est pas gouverné par des règles rigides; sous couleur d’interprétation, on peut en nombre de cas modifier le sens originaire que la règle, par lui édictée, avait dans l’esprit du législateur. Au fur et à mesure que les codes ont vieilli, et dans la préoccupation de consacrer des règles en harmonie avec la justice, les juges, dans les divers pays, ont retrouvé la tradition qui avait conduit les universités, autrefois, à aller «par le droit romain, au-delà du droit romain»; lorsque le besoin en a été ressenti; ils n’ont pas craint d’aller «par le Code civil, au-delà du Code civil». La France, qui la première avait eu des codes, a été la première à voir sa jurisprudence – et la doctrine – s’engager dans cette voie, avec en particulier le développement spectaculaire qui s’est produit en matière de responsabilité civile. La jurisprudence allemande a été encore plus audacieuse; en s’appuyant sur un texte général du Code civil allemand, elle n’a pas hésité à neutraliser certaines dispositions formelles des lois allemandes, lorsqu’il lui est apparu que leur application serait contraire à un principe général exigeant la bonne foi dans les rapports entre contractants. Pareillement, en nombre de pays, il a été admis que l’on ne devait pas autoriser les gens à «abuser de leurs droits»; le contrôle que les tribunaux sont venus à exercer dans cette optique nouvelle a profondément modifié, en certains secteurs, la réglementation des rapports juridiques, en dehors de toute intervention du législateur.

La prépondérance du processus d’interprétation sur la technique des distinctions demeure une caractéristique des droits de la famille romano-germanique, opposés notamment aux droits des pays de common law. Mais cette prépondérance ne signifie en aucune manière que le législateur ait un rôle exclusif dans la création des règles et dans l’évolution du droit. Aujourd’hui comme avant la codification, il appartient à tous les juristes de collaborer à cette évolution; doctrine et jurisprudence ont pour tâche de rechercher et faire prévaloir des solutions de justice, en s’appuyant sur les règles posées par le législateur.

Le droit commun

La reconnaissance du rôle important qui est dévolu, comme jadis, à la doctrine et à la jurisprudence permet de redonner vie à l’ancienne idée de droit commun. Ce n’est pas par la seule voie de conventions internationales ou de lois uniformes, comme on envisageait en 1900, que ce droit commun peut être restauré. L’œuvre écrite par un Allemand ou un Néerlandais, le jugement rendu par une juridiction italienne ou suisse peuvent, en maintes circonstances, être mis à profit par la doctrine ou la jurisprudence française et servir au perfectionnement du droit français, de même manière que les expériences législatives faites en Norvège ou au Portugal ou dans quelques autres pays de la famille romano-germanique peuvent être utilisées par le législateur français. Il ne manque pas de cas où la communauté existant entre les différents droits a d’ores et déjà permis de tels emprunts; le développement des études de droit comparé, joint à la conscience nouvelle de l’unité européenne, devrait conduire à les multiplier à l’avenir.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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